Métaéthique

Par Vassily Kandinsky — source: http://www.wassilykandinsky.net/, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=37616033

Jugements de fait et jugements de valeur

La distinction entre ce qui relève des faits et ce qui relève des valeurs trouve son origine dans l’avertissement de David Hume contre la tentation de dériver ce qui doit-être de ce qui est. Ce n’est pas, par exemple, parce que la plupart des humains sont égoïstes et irrationnels qu’il est bon qu’une personne soit égoïste et irrationnelle. Observer que la plupart des humains sont égoïstes et irrationnels relève du jugement ou de l’affirmation descriptive, empirique ou factuelle. Affirmer que c’est une bonne chose relève du jugement ou de l’affirmation évaluative ou normative1.

Ces deux ensembles de jugements, énoncés ou affirmations se distinguent par leur intention : d’un côté, décrire des faits ; de l’autre, prescrire une action en fonction de certaines valeurs. Ce faisant, les premiers renvoient à ce qui est, a été, ou sera ; les seconds à ce qui doit, aurait dû ou devrait être.

Ainsi, un jugement normatif sur la société juge la manière dont elle devrait être organisée, d’un point de vue moral. Par contre, un jugement descriptif sur la société cherche à décrire ou à expliquer comment elle fonctionne réellement, en-dehors de tout jugement de valeur. De même, un jugement normatif qu’on pose sur une action présuppose une évaluation de cette action (dire si on la juge bonne ou mauvaise, juste ou injuste), tandis qu’un jugement descriptif décrit ou explique l’action et cherche à comprendre pourquoi telle personne agit de telle manière, voire quelles en sont les conséquences, sans toutefois évaluer ces motifs ou ces conséquences.

Les jugements de fait et les jugements de valeur sont tous les deux essentiels à la réflexion éthique, mais doivent être bien distingués. En effet, les arguments moraux reposent toujours à la fois sur une ou plusieurs prémisse(s) factuelle(s) et sur une ou plusieurs prémisse(s) normative(s). Mais ils ne peuvent pas reposer exclusivement sur des prémisses factuelles. Voir « Qu’est-ce qu’un argument moral ? ».

Voir notre activité Distinguer jugements descriptifs et normatifs

Valeurs et normes morales

Tous les philosophes n’opèrent pas une distinction essentielle entre valeurs et normes. Certains le font néanmoins, mais selon une diversité d’approches. En voici quelques exemples3.

Pour Jürgen Habermas, les normes ont une vocation universelle tandis que les valeurs sont des idéaux relatifs à des sociétés particulières4.

Pour d’autres, la distinction est surtout lexicale : elle oppose des termes comme « bon », « mauvais », « désirable », « souhaitable », d’une part (jugements de valeur, ou « axiologiques »), et des notions d’obligation, d’interdiction, de permission d’autre part (jugements normatifs).

Pour d’autres encore, les valeurs sont des idéaux généraux (liberté, égalité, harmonie, respect, etc.) dont découlent parfois des normes, qui sont des injonctions plus précises (respecter la liberté d’autrui, promouvoir l’égalité entre les humains, etc.).

Relativisme moral et pluralisme

Le relativisme moral s’oppose à l’idée qu’il existe des normes morales à validité universelle. Au-delà de la pertinence descriptive de cette thèse (existe-t-il bel et bien des normes morales reconnues par tou.te.s ?), se pose la question de sa validité normative (doit-on considérer certaines normes comme ayant une validité universelle, c’est-à-dire pour toutes les personnes humaines ?).

On peut de ce point de vue distinguer un relativisme faible et un relativisme fort. Le relativisme moral faible, également appelé « culturalisme », ou « particularisme », affirme que les normes morales n’ont de validité qu’au sein d’une communauté culturelle particulière qui affirme leur caractère moral. Par exemple, les droits humains ne vaudraient que pour les démocraties libérales et la charia que pour les sociétés islamiques. Le relativisme moral fort (parfois aussi qualifié de « nihilisme ») affirme qu’il est impossible de démontrer la supériorité d’une norme sur une autre, même au sein d’une communauté culturelle plus ou moins homogène. On ne pourrait pas, par exemple, affirmer que la lutte pour l’égalité des chances est plus importante que la recherche du plaisir personnel. Ces normes sont, selon cette perspective, des perceptions subjectives ou des préférences qui ne sont pas susceptibles de vérité ou de validité et qui ne peuvent donc pas être imposées.

L’enjeu de cette question est la possibilité de discuter, voire de s’entendre sur de questions morales, avec d’autres personnes ou avec d’autres cultures.

Voir notre fiche Comment faire face au relativisme ? et notre activité Êtes-vous relativiste ?

Certains distinguent le relativisme moral du pluralisme moral. Cette dernière approche consiste à reconnaître une pluralité irréductible de codes moraux, mais n’implique pas, contrairement au relativisme, le jugement selon lequel toutes les normes morales se valent. Le pluralisme normatif recommande de respecter (voire d’essayer de comprendre) la diversité des convictions, mais sans disqualifier tout à fait la possibilité que certaines normes aient une validité universelle (et d’autres pas).

On peut distinguer pluralisme religieux et pluralisme moral, qui ne vont pas nécessairement de pair. Il est par exemple possible de considérer que le pluralisme religieux est irréductible (par exemple parce qu’il est impossible de savoir qui a raison, si quelqu’un a raison), tandis qu’on juge la discussion et l’entente idéalement possibles sur les questions morales. On peut également considérer, à l’instar d’Habermas, que certaines questions morales sont susceptibles d’entente (les questions de justice, par exemple) et d’autres pas (les questions qui concernent la vie bonne, par exemple)5. C’est un des débats qui opposent les libéraux aux communautariens6.

Universalisme moral

L’universalisme moral consiste, à l’inverse du relativisme, à affirmer soit que certaines normes morales possèdent une validité universelle, soit que certaines sont susceptibles de vérité ou de validité universelle. De ce point de vue, ce n’est pas parce qu’il existe des désaccords profonds entre les personnes et groupes que chacun a raison ou qu’il n’existe aucun moyen de s’entendre.

La première position peut être qualifiée d’universalisme fondationnaliste : certaines normes sont reconnues comme universellement évidentes (qu’elles viennent de la nature, de Dieu ou de la structure même de la raison) et ne peuvent donc pas être contestées. L’interdiction universelle du meurtre ou la reconnaissance de droits naturels à l’ensemble des humains peuvent être des exemples de positions universalistes fondationnalistes, que les critiques qualifieront d’« absolutisme ».

La seconde position peut être qualifiée d’universalisme faillibiliste (ou « procédural ») : on postule qu’il est possible que certaines normes aient une portée universelle, mais on ne sait pas avec certitude lesquelles. Leur validité doit être testée par la discussion la plus inclusive possible et la mise à l’épreuve des objections. Seules les normes qui survivent aux objections peuvent prétendre à une validité universelle, jusqu’à preuve du contraire.

Voir notre fiche Comment faire face au dogmatisme ?

Équilibre réfléchi

La méthode dite de l’équilibre réfléchi (ou « réflexif ») a été théorisée par John Rawls7. Elle a pour but de nourrir la réflexion éthique en lui assurant une certaine cohérence (plutôt qu’un fondement absolu). Elle consiste à formuler des principes moraux (individuels ou collectifs), à réfléchir à leurs implications concrètes, puis à confronter ces implications à nos intuitions dans une série de situations (réelles ou hypothétiques). S’il y a une tension entre l’implication de nos principes et nos intuitions, il convient de se poser une série de questions :

-Cette implication découle-t-elle vraiment du principe ?

-Mon intuition est-elle suffisamment ferme et réfléchie, ou peut-elle être révisée ?

-Comment pourrais-je réviser le principe en question pour qu’il n’ait pas cette implication contre-intuitive ?

Exemple :

Le patron d’une banque commet des erreurs qui mènent celle-ci à la faillite. La grande majorité des employés perdent leur emploi. Le patron, lui, bénéficie d’un parachute doré et retrouve aisément du travail. Sur base de cette observation, je formule le principe moral suivant : « Les gens devraient payer les conséquences de leurs actes ».

Pour tester ce principe, je l’applique à un autre cas :

Une personne décide d’arrêter de travailler pour s’occuper de ses enfants. Doit-elle bénéficier d’allocations de chômage ?

Il semble que le principe « Les gens devraient payer les conséquences de leurs actes » ne plaide pas forcément en faveur d’une allocation de chômage généreuse et illimitée dans le temps. Or, si on a l’intime conviction que cette personne devrait bel et bien bénéficier d’une sécurité de revenu, on pourrait réviser le principe de la manière suivante : « Les gens devraient payer les conséquences de leurs actes condamnables », afin d’éviter l’implication contre-intuitive selon laquelle les gens devraient payer les conséquences de leurs actes altruistes.

  1. « Évaluatif » renvoie aux valeurs ; « normatif » renvoie aux normes. La distinction entre « valeurs » et « normes » n’est pas nécessaire, mais certains la font. Voir « Valeurs et normes », ainsi que Ruwen Ogien et Christine Tappolet, Les concepts de l’éthique. Faut-il être conséquentialiste ?, Paris, Hermann, 2008, ch. 2 ↩︎
  2. Hilary Putnam, Fait/Valeur : la fin d’un dogme et autres essais, Paris, Éditions de l’Éclat, 2004. ↩︎
  3. Pour un aperçu plus complet, voir Ogien et Tappolet, Les concepts de l’éthique. Faut-il être conséquentialiste ?, Paris, Hermann, 2008, ch. 2. ↩︎
  4. Voir Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992 ; Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997 ; Jean-Marc Ferry, Valeurs et normes : la question de l’éthique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2002 ; Hillary Putnam, Fait/Valeur : la fin d’un dogme et autres essais, Paris, Éditions de l’Éclat, 2004, ch. 7. ↩︎
  5. Jürgen Habermas, L’éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1992, p. 39-40. ↩︎
  6. Voir André Berten, Paulo da Silveira & Hervé Pourtois (dir.), Libéraux et communautariens, Paris, PUF, 1997. ↩︎
  7. John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997, § 4 et 9 ; La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, Paris, La Découverte, 2003, § 10. ↩︎