Éthique économique

Par Vassily Kandinsky — https://artchive.ru/res/media/img/oy800/work/b2e/410138.jpg, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=68730280

Capitalisme & justice sociale

Le capitalisme est un régime économique se caractérisant principalement par la propriété privée des moyens de production. Cela signifie que les individus peuvent s’approprier certaines ressources naturelles, créer des entreprises privées, vendre leurs produits et s’enrichir de la sorte. Certains ajoutent à cette définition la recherche de profits (privés). Il est vrai que c’est un système économique reposant généralement sur la volonté individuelle de s’enrichir, qui met les producteurs en concurrence, ce qui est censé les pousser à améliorer constamment leur offre.

On distingue généralement le capitalisme marchand des origines, qui s’est essentiellement développé à partir du 16e siècle en Europe, du capitalisme industriel, qui s’est développé au 19e siècle avec la généralisation de la relation salariale et la prééminence du travail en usine. On parle aujourd’hui souvent dans le monde occidental de capitalisme post-industriel, puisque l’industrie n’est plus le moteur des grandes économies capitalistes occidentales, dans lesquelles s’est énormément développé le secteur des services. Des enjeux nouveaux sont également apparus du fait de la financiarisation de ces économies, c’est-à-dire de la prise d’importance croissante de la spéculation boursière.

La plus importante critique du capitalisme a été développée par le marxisme au cœur du capitalisme industriel. Elle s’est centrée sur l’injustice de l’exploitation, qui consiste en l’appropriation par les détenteurs de capitaux d’une part de la valeur produite par les travailleurs, ainsi que sur l’aliénation, notion qui renvoie notamment au fait que les travailleurs ne travaillent qu’en vue de subvenir à leurs besoins et pas dans un acte de liberté, pour s’auto-réaliser à travers leur travail.

Dans les économies post-industrielles, les critiques du capitalisme se sont diversifiées. Certains dénoncent les effets néfastes sur les relations sociales de la recherche constante du profit privé. D’autres se concentrent sur la formation et la reproduction des inégalités. D’autres encore sur les effets environnementaux d’une logique basée sur l’accroissement continu de la production et de la consommation. Enfin, certains dénoncent l’inefficacité d’un système multipliant les crises et engendrant un important gaspillage de ressources.

La principale alternative historique au capitalisme a été le socialisme, caractérisé par la propriété collective (généralement étatique) des moyens de production. Depuis la dissolution de l’URSS, le capitalisme est le régime économique dominant dans le monde. Les économies nationales se distinguent cependant par le degré d’intervention de l’État dans l’économie, que ce soit à travers l’organisation d’entreprises publiques, la fiscalité ou les contraintes légales imposées aux acteurs économiques.

Socialisme de marché

Le socialisme de marché est une réinterprétation relativement récente de l’idéal socialiste d’une économie dirigée collectivement. Historiquement, la conception socialiste de l’économie qui a connu le plus de succès est l’économie planifiée, c’est-à-dire dirigée de manière centralisée par l’État. Suite aux multiples expériences de socialisme à travers le monde, un certain nombre de socialistes sont devenus sceptiques par rapport à ce type d’organisation économique.

Un avantage de la liberté de marché est que l’information circule aisément et spontanément. Si la demande pour un bien baisse ou change, les producteurs le sauront rapidement et pourront s’adapter. En comparaison, il est très difficile pour un acteur centralisateur comme l’État de mesurer la demande, les besoins et les préférences de la population.

Un autre avantage du marché provient des effets bénéfiques de la concurrence. Si plusieurs entreprises produisent le même bien, chacune possède un intérêt à offrir un meilleur service que les autres (ou moins cher mais de moins bonne qualité si les acheteurs sont mal informés sur la qualité des produits). Même si la concurrence peut avoir des effets négatifs, elle a pour avantage principal d’inciter à l’innovation et à l’amélioration de ses produits ou services.

Sur cette base, l’idée du socialisme de marché consiste à mettre le marché au service d’objectifs sociaux, définis démocratiquement. Un grand nombre de modèles ont été imaginés, mais l’idée principale consisterait à mettre en concurrence un certain nombre d’entreprises coopératives, c’est-à-dire autogérées par les travailleurs, de leur permettre d’accéder à un capital de départ par le biais d’une banque centrale sous contrôle étatique, et de socialiser les profits, à travers une forme de dividende social distribué inconditionnellement à toutes et tous, par exemple1.

Nous ne connaissons pas à ce jour d’exemple historique de socialisme de marché (parfois confondu à tort avec le capitalisme piloté par l’État en Chine), mais on en retrouve certains aspects dans les entreprises coopératives, qui sont gérées démocratiquement et n’ont pas pour priorité la recherche du profit. Celles-ci restent cependant peu nombreuses car elles souffrent de la concurrence avec les entreprises capitalistes et de la difficulté d’accès aux capitaux de départ.

Éthique et marché

Historiquement, le marché est avant tout un lieu de rencontre local (une place, une foire ou une bourse) où s’échangent des biens et des services et où se négocie leur prix. Avec le développement progressif au Moyen-Âge du commerce international, les échanges marchands se tiennent de plus en plus sur de longues distances. Le terme « marché » revêt alors un sens métaphorique. L’avènement de la société marchande, où la majorité des échanges passent par le marché, est assez tardif et coïncide avec la révolution industrielle, à partir de la deuxième moitié du 18e siècle. Ainsi, le marché moderne est un système de coordination des actions par les prix. Les prix procurent aux acheteurs et aux vendeurs une information concernant la rareté du bien : si par exemple le prix d’un bien est élevé, cela signifie que le bien est rare et que la demande pour celui-ci est élevée. Des prix élevés indiquent également aux vendeurs que la production d’un bien est plus profitable que celle d’un autre. Par ailleurs, le bon fonctionnement du marché requiert certaines conditions, dont les plus importantes sont l’existence d’un droit des contrats clair, la protection de la propriété privée et l’absence de violence.

Les trois arguments éthiques les plus courants en faveur du marché sont les suivants. Premièrement, le marché est souvent considéré comme le système qui alloue les ressources de la manière la plus efficace. Comparé à la planification centralisée, il prend mieux en compte les préférences des gens et fournit à chacun l’information dont il a besoin pour réaliser ses choix de production et de consommation. Le deuxième argument soutient que le marché est favorable à la liberté : il ouvre à chacun une large diversité de choix de consommation possible et est difficilement compatible avec un système politique qui contraint les libertés fondamentales. Troisièmement, le marché permettrait de mieux récompenser le mérite. Selon ce dernier argument, le marché donne plus à ceux ou celles qui contribuent plus à la coopération sociale.

Ces trois arguments sont sujets à de nombreuses critiques. D’abord, le marché n’est efficace que si de nombreuses conditions sont remplies, notamment l’absence de monopole, l’absence d’externalités (effets non compensés sur autrui) et l’information parfaite des agents. Ensuite, la liberté dont une personne jouit dans une société de marché dépend beaucoup de ses revenus, que le marché distribue de manière très inégale. Enfin, le marché récompense souvent davantage le talent ou la chance que le mérite personnel : les personnes les plus talentueuses ou nées dans une famille ou un pays riche auront d’autant plus de chances d’obtenir des hauts salaires et d’autres avantages sociaux.

Par ailleurs, le marché est parfois accusé de dégrader les liens sociaux, en favorisant l’égoïsme, ou de corrompre la valeur des biens qui y sont échangés, en les traitant comme de simples marchandises (ex : vente de services sexuels, ou d’organes humains).

  1. Voir notamment John Roemer, A Future for Socialism, New York, Verso, 1994 ; John Roemer et al., Equal Shares: Making Market Socialism Work, New York, Verso, « Real Utopias Project », 1996. Et pour un point de vue critique (interne au socialisme), Gerald Allan Cohen, Pourquoi pas le socialisme ?, Paris, L’Herne, 2010. ↩︎