Cette section propose une série d’activités liées à des grands thèmes ou concepts de l’éthique. Il s’agit seulement de donner quelques idées pour construire une activité dans le cadre d’un cours. Les contenus appellent bien sûr un développement ou une réappropriation de la part des enseignant·es.
Contenu
- Qu’est-ce que l’éthique ?
- La vertu est-elle une disposition stable ?
- Êtes-vous plutôt déontologiste ou conséquentialiste ?
- Êtes-vous relativiste ?
- Distinguer jugements descriptifs et normatifs
- Le point de vue moral
- Les inégalités de revenu sont-elles injustes ? Wilt Chamberlain, Cristiano Ronaldo et les théories de la justice
- Asile et migrations
- Comment formuler une (bonne) question éthique ?
- Qu’est qu’un argument moral ?
- Les pièges de l’argumentation
- Les relations d’un soir sont-elles immorales ? Introduction aux théories éthiques
Qu’est-ce que l’éthique ?
Dans son livre La République, Platon raconte la fable de Gygès, un berger qui trouva un jour sur le squelette d’un géant un anneau en or. Il découvrit ensuite que quand il tournait cet anneau ou cette bague vers l’intérieur, il devenait invisible, et quand il le tournait vers l’extérieur, il redevenait visible. Un personnage de La République (Glaucon) nous pose le défi suivant : si nous disposions tous d’un anneau de Gygès, est-ce que nous nous abstiendrions toujours de voler ? Et si une personne réputée juste et une personne réputée injuste possédaient toutes les deux un tel anneau, est-ce qu’il serait toujours possible de distinguer qui est juste et qui est injuste ? Le véritable questionnement éthique surgit quand on est seul face à sa conscience. Il faut imaginer que nous disposions tous d’un anneau de Gygès (ou d’une cape d’invisibilité pour les lecteurs d’Harry Potter). Comment agirions-nous ?
► Objectif : réfléchir sur ce qui nous pousse à respecter des règles, sur les distinctions entre conformisme et agir moral, crainte de la sanction et agir moral.
La vertu est-elle une disposition stable ?
Certains pensent qu’il existe des personnes intrinsèquement vertueuses, qui agissent de manière éthique en toutes circonstances. Cela correspond à une vision assez manichéenne de la nature humaine : les bonnes et les mauvaises personnes ; les saints et les monstres. Or, cette vision simplificatrice masque la complexité de la moralité individuelle. Beaucoup d’expériences montrent en effet que dans la pratique, le fait que nous agissions de façon éthique ou pas dépend largement des circonstances1, ce qui met en difficulté l’éthique des vertus.
Expérience 1 : la cabine téléphonique On observe le comportement de personnes qui utilisent une cabine téléphonique dans un centre commercial. Quand elles sortent de la cabine, un complice de l’expérimentateur jouant le rôle d’un passant fait tomber par terre une farde dont tous les documents se dispersent. Comment vont réagir les personnes qui sortent de la cabine ? En fonction de leur caractère plus ou moins vertueux, penserez-vous sans doute. Or, il n’en est rien. Si l’expérimentateur « oublie » volontairement une pièce d’un euro dans l’appareil, 87,5 % des personnes vont aider le malheureux passant. S’il n’a pas placé de pièce, seuls 4 % des personnes viennent en aide au passant. |
► Demander aux étudiant.e.s de formuler des hypothèses pour interpréter ce résultat.
Exemples :
- Hypothèse 1 : trouver une pièce d’un euro met de bonne humeur, et c’est la bonne humeur (et non nos dispositions morales personnelles) qui détermine notre disposition à venir en aide à autrui.
- Hypothèse 2 : la personne qui empoche la pièce se sent un peu coupable de récupérer l’argent d’un malchanceux qui l’a oubliée. En venant en aide à un autre malchanceux, elle se « lave » de sa culpabilité et se rassure sur son caractère vertueux.
Expérience 2 : les croissants chauds Devant une boulangerie, une personne demande à des passants s’ils ont de la monnaie à échanger contre un billet d’un dollar. Dans certains cas, on fait en sorte que se répande une bonne odeur de croissants chauds. Dans d’autres cas, il n’y a aucune odeur particulière. Le résultat, c’est que la bonne odeur est déterminante : les gens s’arrêtent beaucoup plus pour regarder s’ils ont de la monnaie quand il y a la bonne odeur. |
► Hypothèse possible : c’est bel et bien la bonne humeur qui détermine notre disposition à aider autrui. On se rend compte également que ce sont des détails presque insignifiants qui influent sur notre humeur et donc sur notre bonté.
► On peut alors éventuellement demander aux étudiant.e.s d’imaginer comment un défenseur de l’éthique des vertus pourrait réagir par rapport à ces expériences.
Expérience 3 : Milgram Entre 1960 et 1963, le psychologue Stanley Milgram conduisit une expérience sur à peu près 1000 citoyens et citoyennes des États-Unis. Il prétendait aux personnes sélectionnées pour le test que le but était de vérifier si des punitions physiques pouvaient améliorer les capacités de mémorisation (en l’occurrence, d’une liste de mots). Il les plaçait ensuite aux commandes d’une grosse machine électrique et leur demandait d’administrer une décharge électrique à une autre personne, placée dans une autre pièce, à chaque fois qu’elle faisait une erreur de mémorisation. (Cette personne « subissant » les décharges était en fait un comédien.) Au fil des mauvaises réponses, les décharges étaient de plus en plus puissantes et les cris du comédien de plus en plus forts. Il suppliait même, à un certain moment, d’arrêter l’expérience. Le psychologue, lui, demandait d’une voix calme et polie à la personne qui donnait les décharges (et se mettait rapidement à hésiter) de continuer jusqu’au bout de l’expérience. Résultat : deux tiers des cobayes continuèrent à envoyer des décharges électriques jusqu’au bout. Ils ne le faisaient pas par gaîté de cœur (ils étaient tous mal à l’aise, suaient, se mordaient les lèvres, s’enfonçaient les ongles dans la peau), mais par simple obéissance aux ordres donnés par un « professionnel ». En outre, on n’a pas observé de variations des taux d’obéissance en fonction du sexe, du type de personnalité ou encore du pays. |
► Hypothèse possible : la plupart des gens possèdent une disposition à l’obéissance aux ordres qui l’emporte sur toute autre considération morale. C’est une thèse qu’a également défendue Hannah Arendt à propos du nazisme2.
► Que peut-on conclure de toutes ces expériences ? (Question à adresser aux étudiant·es.)
Exemple de conclusion : le contexte, les circonstances ont énormément d’importance sur notre disposition à agir moralement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des personnes plus vertueuses que d’autres. En effet, dans des circonstances similaires, certains agissent comme des monstres tandis que d’autres agissent moralement. Mais cela veut dire qu’il est difficile de prédire comment une personne va se comporter selon son « caractère » ou sa « personnalité » et que sans doute personne n’est vertueux en toutes circonstances, tout au long de sa vie.
Êtes-vous plutôt déontologiste ou conséquentialiste ?
Un certain nombre de questions permettent de se situer rapidement dans le camp déontologiste ou conséquentialiste3. Lisez les affirmations suivantes et indiquez votre accord ou désaccord.
1. Peu m’importe ce qui motive les gens ; je ne les juge que sur ce qu’ils font. 2. Quand je réfléchis à la bonne manière d’agir, je considère surtout les conséquences probables des différentes alternatives. 3. Si une personne essaie de faire le bien mais n’y parvient pas, elle a au moins le mérite moral d’avoir essayé. 4. La morale, c’est principalement respecter des devoirs moraux. Par exemple, le devoir de ne pas tuer d’autres humains. |
► Si vous vous reconnaissez dans les deux premières affirmations, vous êtes plutôt conséquentialiste.
► Si vous vous reconnaissez dans les deux dernières, vous êtes plutôt déontologiste.
Toutefois, les expériences de pensée suivantes vont sans doute bouleverser vos certitudes en la matière.
Imaginez un train qui fonce à toute allure sur une voie sur laquelle travaillent cinq ouvriers qui n’ont pas été prévenus de l’arrivée du train. Vous vous trouvez vous-même à un aiguillage. Si vous ne faites rien, les cinq ouvriers mourront. Si vous actionnez une manette, le train changera de voie et foncera sur un ouvrier qui travaille seul sur une autre voie. Que faites-vous ?
Imaginez maintenant le même scénario, mais avec un détail différent. Vous ne vous trouvez pas à un aiguillage, mais sur un pont. Si vous jetez la personne qui est à côté de vous sur la voie, le train s’arrêtera et ne tuera pas les cinq ouvriers. Est-ce que vous le feriez ? Avez-vous changé d’avis par rapport au premier scénario ? Pourquoi ? L’action et le résultat ne sont-ils pas sensiblement identiques ?
Imaginez maintenant le même scénario, mais avec la différence suivante : vous ne devez pas jeter vous-même la personne sur la voie, mais simplement appuyer sur un bouton pour qu’une trappe s’ouvre et que la personne tombe sur la voie, arrêtant le train. Est-ce que vous le feriez ? Avez-vous changé d’avis par rapport au deuxième scénario ? Pourquoi ? L’action et le résultat ne sont-ils pas sensiblement identiques ?
► À noter : ces expériences de pensée classiques sont utiles pour réfléchir à nos intuitions morales spontanées dans des circonstances différentes. Il semble toutefois que nos réponses face à des cas imaginaires comme ceux-là ne prédisent pas nos réponses face à des dilemmes moraux plus vraisemblables. Les conclusions de psychologie morale qu’on peut en tirer sont donc limitées. Voir à ce sujet Daniel Engber, « Psychologie : le problème du tramway a-t-il un problème ? », Slate, 26 juillet 2018.
Imaginez enfin un scénario différent, tiré d’une histoire réelle. Vous êtes chef.fe des services de sécurité nationale anglais. Vous apprenez par des agents secrets que les nazis souhaitent bombarder le centre de Londres pour faire un maximum de victimes. Vous n’avez pas la possibilité d’empêcher cela, mais vous avez par contre le pouvoir de faire dévier les bombes vers le sud de Londres, beaucoup moins peuplé. Est-ce que vous le feriez ? En quoi cet exemple diffère-t-il des scénarios avec le train ? Quels seraient les arguments en faveur et en défaveur du détournement ?
(Voir à ce sujet Burri, Susanne (2016) London under attack. LSE Philosophy Blog, 12 Feb 2016.)
► Inviter les étudiant·es à imaginer comment déontologistes et conséquentialistes pourraient défendre une position plausible dans chacun des cas.
► Inviter les étudiant·es à tirer leurs conclusions plus générales par rapport à ces expériences de pensée.
Exemples de conclusions possibles :
- Nos principes moraux ne sont pas aussi stables qu’on le penserait. Il suffit que quelques détails changent dans le cas à étudier, et ils vacillent. En particulier parce que nos émotions ont une influence importante sur nos jugements moraux4.
- Pratiquement personne n’est complétement insensible aux conséquences. Dans certaines circonstances, comme les conflits armés, beaucoup partagent des intuitions conséquentialistes.
- Cependant, la plupart d’entre nous, nous ne sommes pas prêts à tout pour éviter des conséquences désastreuses. En particulier quand un acte nous apparaît moralement abject.
- Cela peut peut-être nous amener à dépasser l’opposition tranchée entre déontologie et conséquentialisme. Comme le dit John Rawls, aucune théorie morale plausible ne peut faire entièrement fi des conséquences ; la question est plutôt de savoir si c’est la seule chose qui importe d’un point de vue moral (et quelle place leur donner)5. Une ouverture, sur ce point, peut être l’introduction du contractualisme moral de Thomas Scanlon, qui permet d’intégrer des considérations conséquentialistes dans un cadre déontologique. Ou l’utilitarisme des règles de Derek Parfit, qui entend réconcilier kantisme, utilitarisme et contractualisme moral6.
Supports de cours alternatifs permettant de travailler ces questions :
- Le film The Imitation Game (2014) de Morten Tyldum est consacré à la vie du mathématicien et cryptanaliste Alan Turing et met en scène un dilemme comparable à celui du bombardement de Londres : pour cacher aux nazis le fait qu’ils savent décrypter leurs communications, les services de sécurité britannique se demandent s’ils ne doivent pas s’abstenir d’empêcher certains bombardements.
- Le film Les Heures sombres (2018) de Joe Wright met en scène le dilemme de Winston Churchill entre négocier un traité de paix avec Hitler pour épargner sa population ou mobiliser celle-ci contre le nazisme.
Êtes-vous relativiste ?
Le relativisme est sans doute le plus grand défi posé à la réflexion éthique. Si ce qu’il est souhaitable de faire varie d’une personne à l’autre (relativisme subjectiviste), ou d’une culture à l’autre (relativisme culturel), l’argumentation éthique perd beaucoup de sens. Elle devient pure expression de préférences ou de normes spécifiques à un contexte donné, sans possibilité de contradiction.
C’est toutefois une position métaéthique qui n’a rien d’évident, et l’éthicien David Enoch a imaginé un petit test amusant pour en convaincre ses étudiant·es.
Test de l'épinard : Un enfant qui déteste les épinards dit : "Je suis content de détester les épinards, sinon je les aurais peut-être mangés, et c'est dégoûtant !"
Lorsque l’enseignant·e raconte ce cas, il est probable que les étudiant·es sourient, parce qu’aimer ou pas les épinards est une préférence personnelle et pas un fait objectif. La phrase est absurde car si ça lui plaisait, à l’enfant, ça ne serait pas dégoûtant.
Par contraste, la même affirmation s’agissant d’une position morale ne fera sans doute pas sourire les étudiant·es de la même manière. Il semble en effet tout à fait raisonnable de dire : « Je suis heureux de ne pas être né à une époque où l’esclavage était jugé acceptable, parce que je l’aurais accepté, et je pense que l’esclavage est mal ». Ce sentiment semble raisonnable parce que nous pensons au-delà de nos préférences personnelles. Nous pensons que l’esclavage est objectivement condamnable. Nous pensons donc qu’il existe au moins certaines vérités morales, ou certaines opinions morales plus valides que d’autres.
Le deuxième test d’Enoch porte sur le sentiment de désaccord moral. Quand nous avons une dispute au sujet d’un sujet comme l’avortement, ou d’une autre question qui nous tient à cœur, cela ne ressemble pas à une dispute au sujet de préférences personnelles. Nos disputes morales ressemblent bien davantage à des disputes sur la réalité du réchauffement climatique (dont nous savons qu’il s’agit d’une question objective, quelle que soit notre position à ce sujet) qu’à des disputes sur la supériorité de la glace au chocolat par rapport à la vanille.
Le troisième test est le test de l’objectivité. Si nos croyances ou nos pratiques étaient très différentes, serait-il encore vrai que x ou y ? Enoch donne l’exemple du tabagisme et du cancer. Si nous croyions que fumer était inoffensif, serait-il encore vrai que fumer cause le cancer ? Bien sûr, puisque c’est un fait objectif, peu importe ce que nous croyons. Nous pouvons appliquer le même test aux croyances morales. Si nous croyions que l’esclavage était acceptable, serait-ce quand même une activité moralement condamnable ? Il semble clair que la réponse est oui. Nous voudrions qu’une société qui croit que l’esclavage est acceptable change d’opinion à ce sujet.
D’après David Enoch, ces tests démontrent que nous avons tendance à considérer la moralité (ou au moins une part de la moralité) comme étant objective (ce qui n’implique évidemment pas qu’elle le soit effectivement). Cela renvoie aux travaux de Jürgen Habermas sur les présupposés implicites de nos pratiques communicationnelles ordinaires. D’après Habermas, quand nous argumentons sur des questions morales, nous présupposons que notre interlocuteur peut accepter nos arguments et changer d’avis ; nous présupposons donc que certains arguments moraux sont plus valides que d’autres, qu’il existe une certaine vérité morale.
Cette activité peut donc servir d’amorce à un cours sur le relativisme, sur la vérité en éthique, ou même sur Habermas.
Source :
David Enoch, « Why I am an Objectivist about Ethics (And Why You Are, Too)« , dans Russ Shafer Landau (dir.), The Ethical Life, 3rd ed. Oxford University Press, 2014.
Distinguer jugements descriptifs et normatifs
Il est essentiel, pour tout·e citoyen·ne critique, de pouvoir distinguer les jugements descriptifs des jugements normatifs. En effet, certains discours qui se présentent comme des discours « objectifs », voire « scientifiques » (ces termes étant entendus comme « basé exclusivement sur les faits ») présupposent très souvent des jugements de valeur (ou normatifs). Il est donc très utile, par souci d’auto-défense intellectuelle, d’être capable d’identifier la prise de position personnelle d’une personne dans un discours.
Par ailleurs, comme étudiant·e ou chercheur·e, il est essentiel de pouvoir distinguer notre analyse des faits de notre avis personnel. Dans de nombreuses disciplines, on demande de s’en tenir à l’analyse des faits et il faut alors essayer d’être le plus objectif possible même si le choix des objets de recherche est souvent influencé par des valeurs. En éthique, on est amené à donner son avis et il faut alors essayer de l’argumenter le mieux possible.
Exercice :
Distinguer jugements descriptifs (ou « de faits ») et normatifs (ou « éthiques », ou « de valeur »). Les premiers cherchent à décrire un état de fait (les choses telles qu’elles sont, étaient ou seront) ; les seconds expriment un avis sur ce qui devrait-être (sur ce qui serait bon, désirable, juste, injuste, etc.) On peut encore aller plus loin et distinguer énoncés descriptifs, explicatifs, prédictifs, évaluatifs, normatifs, prescriptifs (voir la fiche conceptuelle dédiée à ces distinctions). Concentrons-nous ici sur les deux catégories générales : le descriptif et le normatif.
- « Nos sociétés sont pleines d’inégalités » [descriptif]
- « Nos sociétés sont pleines d’inégalités injustes » [normatif]
- « Elle a agi en conformité avec les règles » [descriptif]
- « Elle a agi de manière injuste » [normatif]
- « Les personnes de grande taille ont tendance à être avantagées par rapport aux personnes plus petites » [descriptif]
Ce qu’il faut examiner, c’est la prétention du jugement, pas uniquement sa véracité. Un jugement peut avoir une prétention descriptive même si la description n’est pas adéquate, et même s’il est chargé de préjugés qui ont une dimension normative, dans le sens où ils trahissent une préférence ou un rejet par exemple. Par exemple, l’affirmation « Les chômeurs sont paresseux » pourrait être considérée comme descriptive. C’est sans doute une description fausse puisqu’elle rassemble une population hétérogène sous un seul trait de caractère. Qui plus est, c’est assez difficilement vérifiable. Cependant, même si l’on perçoit une évaluation négative des chômeurs, le terme « paresseux » est essentiellement descriptif. Le locuteur ne dit pas que la paresse est un vice et ne se prononce pas non plus sur la manière de traiter les personnes sans emploi. Cet exemple montre cependant certaines limites de la distinction entre affirmations descriptives et normatives ou évaluatives lorsqu’on fait face à des termes ambigus tels que « paresseux ».
Certains termes sont encore plus ambigus quant à leur caractère descriptif ou normatif. Ex : « Elle a agi de manière inadéquate. » Si derrière le mot « inadéquate » se cache un jugement de valeur ou une référence à un code moral, cette affirmation est normative. Mais le locuteur cherche peut-être aussi simplement à décrire objectivement quelle action aurait été adéquate dans telle situation, étant donné le contexte de cette situation. Si, par exemple, on parle d’une personne qui a un pneu crevé et qui essaye de le regonfler, on peut juger de manière descriptive que son comportement est inadéquat, puisqu’il ne conduira pas à l’objectif que la personne semble elle-même poursuivre.
En somme, la distinction entre jugements descriptifs et normatifs n’est pas toujours évidente, puisqu’il faut parfois deviner l’intention du locuteur. La recommendation à faire aux étudiant.e.s est donc d’éviter ces ambiguités du langage courant en essayant, dans l’argumentation philosophique, de faire apparaître clairement dans quel registre de discours (descriptif ou normatif/évaluatif) on se situe.
► Possible question : Est-ce que la distinction est identique à celle entre jugements objectifs et subjectifs ? Pas tout à fait. Un jugement descriptif tente généralement d’être objectif, mais peut évidemment être affecté de subjectivité. Quant aux jugements normatifs, ils ne sont pas purement subjectifs non plus. Il existe des valeurs et normes partagées, ou sur lesquelles on peut s’entendre. On pourrait alors parler de jugements intersubjectifs.
Le point de vue moral
Un bon nombre de philosophes moraux, tant dans la tradition déontologiste que dans la tradition conséquentialiste, se sont accordé·es sur l’idée qu’il devait exister un point de vue permettant un jugement purement moral, c’est-à-dire qui ne soit pas parasité par des considérations d’intérêt personnel ou biaisé par une perspective partielle sur le cas à examiner. Ce point de vue moral doit donc permettre un jugement impartial.
Cependant, il existe une diversité de caractérisations concurrentes de ce point de vue moral. Cet exercice vise à se familiariser avec celles-ci et à en tester le potentiel d’impartialité.
Imaginez les travailleurs d’une entreprise coopérative qui doivent décider de la juste répartition des salaires en son sein7. Leur discussion est conflictuelle, car ceux qui ont étudié plus longtemps prétendent qu’ils ont droit à un salaire plus élevé que les autres. Ceux qui exercent un travail qu’ils estiment « plus pénible » que les autres ont la même prétention. Et il en va de même de ceux qui disent exercer davantage de responsabilités que les autres.
Voici trois méthodes pour viser un point de vue moral et impartial. Essayez les toutes et comparez-les.
Spectateur impartial
Une personne extérieure à l’entreprise écoute les diverses revendications et impose une décision.
► La figure du spectateur impartial a été théorisée par David Hume et Adam Smith. Elle consiste à observer nos propres sentiments « à une certaine distance de nous-mêmes », « avec les yeux des autres, ou comme les autres les observeraient » (Smith). Tandis que Hume cherchait principalement à expliquer par ce biais la formation des jugements moraux, le principe du spectateur « judicieux » (Hume) a ensuite été utilisé pour évaluer et justifier des règles et principes moraux. Il est devenu le spectateur « impartial » chez Smith, puis a sans doute influencé le principe d’universalisation de Kant et le « point de vue de l’univers » de Sidgwick. Cette méthode a souvent été invoquée par les philosophes utilitaristes avant que ne se développe celle du voile d’ignorance.
Réflexion sous voile d’ignorance
Chaque travailleur est amené à réfléchir à la distribution des salaires qui lui paraîtrait la plus juste s’il ne savait pas à l’avance quel rôle il jouerait dans l’entreprise.
► La réflexion sous voile d’ignorance est due à John Rawls. Elle vise à renouveler l’imaginaire du contrat social en imaginant que les grands principes d’organisation de la société sont discutés et établis par des contractants qui ignorent tout de la position particulière qu’ils occuperont dans la société, de leurs talents ou de leurs convictions. L’objectif est ici aussi d’établir des principes de justice impartiaux, qui ne soient pas biaisés par des intérêts personnels. Même si les contractants ne se soucient que de leur intérêt personnel, le voile d’ignorance les oblige à se soucier des positions les moins favorisées, qu’ils risquent d’occuper.
Le contractualisme de Scanlon
Tous les travailleurs discutent ensemble de la meilleure répartition des salaires.
Ils doivent parvenir à un consensus. Autrement dit, chacun possède un droit de veto.
Aucune menace ne peut être utilisée. Il s’agit de viser un consensus « raisonnable », que personne ne pourrait raisonnablement contester.
► Thomas M. Scanlon a imaginé une forme de contrat social imaginaire alternatif à celui proposé par Rawls, jugeant que le voile d’ignorance ne rendait pas adéquatement compte de nos motivations morales. Le voile d’ignorance est un procédé astucieux pour contrer la partialité de nos jugements, mais il introduit un décalage entre l’attitude purement intéressée qu’on peut y manifester et l’attitude désintéressée qui doit ensuite nous faire respecter les principes de justice sélectionnés sous ce voile. Or, si nous cherchons à formuler des règles de conduite ou des principes de justice impartiaux, c’est avant tout, selon Scanlon, parce que nous sommes habités d’un désir de pouvoir justifier nos actions auprès des autres. Dès lors, on pourra dire qu’un acte est moralement condamnable – ou un principe d’organisation de la société injuste – s’il pouvait faire l’objet d’une objection raisonnable de la part d’une personne bien informée et désireuse de trouver un accord non coercitif avec les autres. En d’autres termes, pour construire un jugement impartial, Scanlon nous invite à imaginer une discussion libre et informée entre toutes les personnes affectées par la décision, chacune possédant un droit de veto pour peu qu’elle en fasse un usage raisonnable.
Voir aussi : notre fiche sur le contractualisme moral.
► Cet exercice permet de lier d’une part une discussion de philosophie morale sur le point de vue moral et sa meilleure incarnation, et d’autre part une discussion de philosophie politique sur les inégalités salariales.
► Si on veut axer le cours sur ce dernier aspect, et non sur le point de vue moral, on peut se contenter d’une seule situation (de préférence le voile d’ignorance ou la position originelle de Scanlon, qui permettent davantage la discussion).
[Cette activité s’inspire d’une expérience de psychologie morale menée par des chercheurs de l’Université de Turku, en Finlande. Voir Herne, K. & Mård, T. (2008). « Three Versions of Impartiality: An Experimental Investigation », Homo oeconomicus, 25 (1), p. 27-53.]
Les inégalités de revenu sont-elles injustes ? Wilt Chamberlain, Cristiano Ronaldo et les théories de la justice
Le philosophe libertarien états-unien Robert Nozick a discuté un exemple devenu célèbre : celui de Wilt Chamberlain, considéré comme l’un des plus grands joueurs de basket-ball de l’histoire8. (On pourrait aujourd’hui le remplacer par LeBron James, Lionel Messi ou Cristiano Ronaldo.) Étant donné ses qualités et le succès du basket-ball aux États-Unis, il s’agissait d’un joueur très riche. Nozick nous demande alors d’imaginer la situation suivante.
On part d’une distribution juste des revenus. Chacun a la même chose, ou selon son mérite, ou selon ses besoins (comme vous voulez). Chamberlain signe un contrat spécial avec son club, qui stipule qu’il touchera 1€ pour chaque ticket vendu par son club9. Cette information est publique, de sorte que les supporters sont informés du fait qu’une part de leur argent ira directement à Chamberlain. À la fin de l’année, 1 million de tickets ont été vendus et Chamberlain empoche donc 1 million d’euros de plus que tous ses collègues. Il devient également nettement plus riche que tous les supporters. Y a-t-il une injustice quelque part ? |
La réponse de Nozick est négative : si la distribution initiale des richesses était juste et que des gens ont simplement décidé volontairement d’acheter des tickets, transférant ce faisant une part de leurs richesses au club, et une part à Chamberlain, la distribution des richesses qui en résulte ne peut pas être considérée comme injuste. Cela illustre bien la conception libertarienne de la justice : tant que les inégalités résultent simplement de transactions volontaires, elles ne sont pas injustes. Cela signifie que le vol ou la fraude, par exemple, sont interdits (ce ne sont pas des transactions volontaires), mais que les inégalités qui résultent des échanges marchands volontaires ne posent de pas de problème éthique.
[En savoir plus sur le libertarisme.]
D’autres conceptions de la justice sociale sont bien entendu possibles, qui interpréteraient le cas de Wilt Chamberlain différemment.
► Pour les utilitaristes, par exemple, le droit de propriété des biens légitimement acquis n’est pas le fin mot de l’histoire. À leurs yeux, il faut sélectionner le type d’organisation politique et économique qui produira le plus de bien-être collectif possible. De ce point de vue, le cas Chamberlain pourrait poser problème s’il entraînait une perte générale de bien-être. Par exemple, si les inégalités se multiplient à la suite de transactions volontaires, on pourrait en quelques générations se retrouver dans une société très inégalitaire, dans laquelle certains ont plus que le nécessaire pour être heureux, et d’autres sont dans l’insécurité sociale permanente. Une telle situation ne serait pas optimale d’un point de vue utilitariste. Un système de taxes et transferts serait donc légitime afin d’assurer la préservation d’une distribution des richesses maximisant le bien-être collectif. Faudrait-il aller plus loin et mettre en commun toutes les richesses, ou opter pour une économie dirigée par l’État ? Peut-être pas. Il existe en effet des arguments utilitaristes en faveur du marché, celui-ci offrant une liberté de choix et d’échange pouvant contribuer au bien-être. Qui plus est, si la richesse contribue au bonheur, les utilitaristes se prononceront en faveur d’un système économique maximisant les richesses – dans la mesure où ses dysfonctionnements n’induisent une perte nette de bien-être collectif.
[En savoir plus sur l’utilitarisme.]
► Pour les égalitaristes libéraux, le bien-être collectif n’est pas la valeur suprême. Il s’agit plutôt d’offrir à tous une égale liberté. De ce point de vue, les égalitaristes libéraux seront souvent favorables à une certaine liberté de marché, mais corrigée par un système de taxes et transferts permettant de préserver l’égale liberté. Or, dans le cas de Chamberlain, des transactions libres risquent d’amener à une situation où certains disposent d’une liberté plus importante que d’autres, car la liberté et les opportunités d’une personne dépendent en grande partie des moyens économiques dont elle dispose. Par rapport à de pauvres supporters qui occuperaient un emploi faiblement rémunéré, par exemple, Chamberlain aurait la liberté de payer une école privée à ses enfants, de financer la campagne politique d’un politicien qui lui plaît, d’investir dans des entreprises, etc. On voit donc que les échanges marchands volontaires ne préservent pas l’égale liberté, même si tout le monde devait partir avec le même capital de départ ou les mêmes chances (ce qui, insisteront généralement les égalitaristes libéraux, n’est jamais le cas dans la réalité).
[En savoir plus sur l’égalitarisme libéral.]
► Les néo-républicains se soucient comme les égalitaristes libéraux de la liberté et de ses conditions matérielles, mais ils mobilisent une conception particulière de la liberté comme non-domination. De ce point de vue, le problème n’est pas tant le fait que Wilt Chamberlain bénéficie d’opportunités plus nombreuses et plus riches que les autres, mais plutôt le fait que l’inégalité de revenu engendrée par les transactions volontaires risque de créer des relations de domination. En effet, des personnes plus aisées que d’autres peuvent plus facilement s’acheter les services d’autres personnes. Par ailleurs, si des transactions marchandes finissent par amener certaines personnes dans une situation de précarité économique, cela les rendra vulnérables à la domination en les forçant, par exemple, à accepter des conditions de travail non convenables ou à vendre leurs services à des personnes peu scrupuleuses. En somme, les néo-républicains ne sont pas perturbés par les inégalités de revenu en tant que telles mais pensent que l’État doit corriger les inégalités qui engendrent de la domination.
[En savoir plus sur le républicanisme.]
► Les marxistes ne diraient pas non plus que l’inégalité de revenu en faveur de Chamberlain est juste. Pour eux, le marché ne devrait tout simplement pas déterminer les revenus. L’économie devrait idéalement être organisée de manière telle que chacun contribuerait à la production sociale – éventuellement planifiée par l’État10, ou collectivement par les travailleurs – selon ses capacités et recevrait selon ses besoins. Or, il ne fait aucun doute que Wilt Chamberlain reçoit bien plus qu’il n’en a besoin. Qu’en est-il de sa production ? Ici, on ne peut que prendre distance par rapport à l’œuvre de Marx, écrite à une époque où personne ne pouvait espérer gagner sa vie en faisant du sport. Il y a fort à parier que dans une société communiste, Chamberlain pourrait faire du basket si cela lui plaît, mais ne serait pas rémunéré pour cela et devrait trouver un autre moyen de contribuer, selon ses capacités, à la production des biens et services nécessaires au fonctionnement de la société.
[En savoir plus sur le marxisme.]
Ressources :
- Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, PUF, 1988.
- Christian Arnsperger et Philippe Van Parijs, Éthique économique et sociale, La Découverte, 2000.
- Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Seuil, 1991.
Asile et migrations
L’objectif de cette activité (sans doute particulièrement appropriée pour des étudiant.e.s en droit) est que les étudiant.e.s comprennent les règles régissant le droit d’asile et réfléchissent aux justifications ainsi qu’au bien-fondé de la discrimination qu’il établit entre différents types de migrants.
► Première étape : collecte d’informations. Soit l’enseignant·e donne un aperçu général du droit de l’asile, son histoire et les critères d’admission en vigueur dans le pays. Soit il ou elle distribue des documents à des groupes, qui les synthétisent et les présentent à la classe. Soit, sur le modèle de la classe inversée, il ou elle demande à des groupes de préparer à l’avance une recherche documentaire et d’exposer les résultats de leurs recherches devant la classe.
► Deuxième étape : jeu de rôle. Les étudiant·es se glissent dans la peau d’un·e employé·e de l’institution chargé·e d’examiner les demandes d’asile (en Belgique, le CGRA). Ils et elles reçoivent une fiche (voir ci-dessous) avec un bref récit de vie en première personne et quelques éléments de contexte sur le pays d’origine du demandeur d’asile (voir exemples ci-dessous). Ils et elles doivent ensuite décider d’accorder ou non l’asile, en justifiant leur choix d’un point de vue juridique.
► Troisième étape : questionnement éthique. Après s’être exprimé·es d’un point de vue juridique, les étudiant·es sont cette fois amené·es à formuler un jugement éthique. Il leur est demandé 1) s’ils et elles accorderaient l’asile aux divers candidats si seuls des critères éthiques étaient en jeu (abstraction faite du droit en vigueur, donc) ; 2) si le droit en vigueur leur paraît juste ; 3) s’il est éthiquement souhaitable d’établir une discrimination entre migrants fuyant des persécutions, migrants fuyant la misère et migrants fuyant des conditions climatiques hostiles (aussi appelés réfugiés climatiques). Une autre réflexion peut également porter sur le rôle des employé·es des institutions en charge des demandes d’asile, sur la part de subjectivité ou d’arbitraire dans leur jugement, ou encore sur la pénibilité émotionnelle de leur métier11.
Ci-dessous, trois exemples fictifs de fiches de demande d’asile.
Salematou Bandé « Je suis guinéenne. J’ai 25 ans. Je viens de Conakry, la capitale. Quand j’ai eu 10 ans, j’ai subi une excision, comme le veut la tradition dans mon pays, même si c’est maintenant interdit par la loi. Aujourd’hui, j’ai peur pour mes filles. Je ne veux pas qu’elles subissent la même chose. C’est pourquoi je demande l’asile en Belgique. » Éléments de contexte : Selon un rapport de l’Unicef datant de 2013, la Guinée, avec un taux de prévalence de 96% des femmes, est le deuxième pays au monde à pratiquer les mutilations génitales féminines, juste après la Somalie (98%). Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest, l’excision va bon train en dépit de toutes les campagnes, de sensibilisation – affichages, spots radiotélévisés, dialogues intracommunautaires, etc – qui, il faut le dire, ont largement échoué dans leur objectif. Le déclic n’a toujours pas eu lieu et les mentalités restent rigides, imperméables à toute tentative d’explication rationnelle de la nocivité des MGF. Il est d’ailleurs courant de rencontrer de jeunes gens scolarisés clamer les bienfaits de l’excision et réprouver toutes les jeunes femmes qui ne s’y soumettent pas, les accusant d’être « impures ». La société guinéenne demeure globalement favorable au maintien des MGF et plus celles-ci sont décriées dans des campagnes nationales de sensibilisation, aussi répétitives qu’inefficaces, plus la population semble s’y agripper, voyant dans leur négation la main coupable de l’Occident impérialiste contre des coutumes ancestrales. (Source : Jeune Afrique) |
Zahid Mehmood « Je viens du Pakistan. J’ai 22 ans. Mon père travaillait pour l’administration de la ville, à Lahore, mais il a été licencié parce qu’il critiquait la politique du gouvernement. Il n’a plus retrouvé de travail parce qu’il était trop vieux. À cause de ça, mes parents n’ont pas pu me payer des études à l’université. Sans diplôme ni relations avec des gens hauts placés, je n’ai aucune perspective dans mon pays. En plus, nous sommes mal vus par les gens de notre quartier, qui n’aiment pas mon père. Je pense qu’en Europe je peux vivre une vie différente, gagner mieux ma vie et envoyer de l’argent à ma famille. J’aimerais que la Belgique m’accueille comme réfugié, car je fuis la misère. Ma famille a rassemblé tout l’argent qui lui restait pour que j’arrive jusqu’ici. Je suis leur seul espoir. » Éléments de contexte : Le Pakistan se classe 143e sur 197 pays à l’Indice de développement humain, qui mesure le niveau de développement des pays du monde en fonction de trois critères : le PIB par habitant, l’espérance de vie à la naissance et le niveau d’éducation. C’est une démocratie, mais où le pouvoir politique, élu, est partagé avec le pouvoir militaire. Des journalistes et défenseurs des droits humains sont fréquemment enlevés ou intimidés. Les minorités religieuses sont victimes de nombreuses discriminations. Filles et femmes sont souvent victimes de violence. (Sources : Wikipédia et Amnesty International) |
Mamun Hasan « J’ai 35 ans. Je viens de la région de Borguna, au sud du Bangladesh. Chez nous, il y a tout le temps des inondations. Le village où je suis né n’existe plus, il est entièrement recouvert d’eau. Mes parents, qui étaient agriculteurs, ont dû se déplacer quatre fois, avant de s’installer en ville. Mais l’eau détruit tout. Nous n’avons pas d’avenir ici. Grâce à un Oncle qui a un peu d’argent, j’ai pu arriver en Belgique. Mon objectif, si on m’accorde l’asile, est de travailler ici avec lui pour pouvoir envoyer de l’argent à ma famille et qu’ils puissent quitter le Bangladesh. Pas spécialement pour la Belgique, mais pour un pays où il n’y a plus d’inondations. » Éléments de contexte : La plus grande partie du Bangladesh est à moins de 12 mètres au-dessus du niveau de la mer et environ 10 % du territoire est situé en dessous du niveau de la mer. 80 % des précipitations tombent pendant les cinq mois de la mousson (de juin à octobre), alors que 20 % seulement des terres sont protégées des inondations et équipées de drainage et d’irrigation. Il est estimé qu’environ 50 % de la superficie du pays serait inondée si le niveau de la mer augmentait d’un mètre. Le problème des réfugiés climatiques pourrait bien être le défi majeur du XXIème siècle. D’après le rapport annuel Global Estimates du Conseil norvégien pour les réfugiés publié mercredi, 22 millions de personnes ont dû abandonner leur domicile en 2013 à la suite d’une catastrophe naturelle, soit trois fois plus que de personnes déplacées à cause d’un conflit. Sur ces 22 millions, 31% ont été déplacées à cause de désastres hydrologiques (inondations) et 69% à cause de catastrophes météorologiques (tempêtes, ouragans, typhons). Si aucune région du monde n’est épargnée, l’Asie reste de loin la plus touchée avec 19 millions de déplacés à cause d’inondations, de tempêtes ou de séismes. La surpopulation et la fréquence des cataclysmes font du continent asiatique le théâtre privilégié de l’exode climatique: entre 2008 et 2013, 80% des réfugiés climatiques venaient d’Asie. Le typhon Haiyan qui s’est déchaîné aux Phillipines en novembre 2013 a battu tous les records, provoquant le déplacement de 4,1 millions de personnes. Durant les six dernières années, les pays où l’on trouve le plus de réfugiés environnementaux sont les Philippines, la Chine, le Pakistan, le Bangladesh, le Nigeria, et les États-Unis, seul pays riche, avec le Japon, dans le cortège de tête des pays régulièrement touchés par des catastrophes climatiques. Selon le rapport, huit des 20 catastrophes les plus graves ont eu lieu en Afrique subsaharienne. Le continent risque à l’avenir d’être de plus en plus touché en raison de la croissance plus forte qu’ailleurs de sa population. (Sources : Wikipédia et Le Figaro) |
Comment formuler une (bonne) question éthique ?
Une question éthique est une question dont la réponse :
- n’est pas factuelle, pas vérifiable
- met en jeu des principes moraux ou des valeurs
On pourrait rajouter qu’une bonne question éthique est une question :
- générale (qui ne concerne pas que mon cas particulier dans une situation particulière)
- dont la réponse n’est pas absolument évidente
Comment procéder pour formuler une bonne question éthique à partir d’une situation donnée ?
- Identifier les principes ou valeurs en jeu
- Identifier les différentes actions possibles
- Poser une question sur l’action qui serait requise d’un point de vue moral. Ex : « Faudrait-il… ? »
Exercice en groupe :
Formez des groupes de 5-6 personnes. À partir d’une des situations suivantes, identifiez toutes les questions éthiques possibles, puis sélectionnez celle qui vous paraît la plus intéressante. Présentez au reste du groupe votre situation de départ, vos meilleures questions et celle que vous avez finalement retenue. Voyez ce qu’ils en pensent, s’ils en auraient sélectionné une autre, et pourquoi.
- Dans le recrutement pour un poste, un employeur fait face à des candidats aux qualités professionnelles égales. L’un est un homme. L’autre est une femme.
- Un journaliste d’un service public envoie avec son adresse e-mail professionnelle un message à des contacts privés afin de faire de la propagande politique. L’e-mail circule et certains s’en indignent.
- Un enseignant décide de ne plus mettre aucun étudiant en échec.
- La plupart des grandes surfaces décident de remplacer les caissiers/ères par des caisses automatiques.
- Une école décide de faire évaluer continuellement tous ses enseignants par leurs élèves.
- Une association de défense des animaux fait une campagne de sensibilisation à la torture animale qui cible les populations qui pratiquent le sacrifice rituel.
- Une personnalité politique prétend qu’on ne peut à la fois défendre l’État providence et ouvrir nos frontières.
- Un chercheur d’une université publie un billet dans la presse niant l’impact de l’action humaine sur le réchauffement climatique.
- Un professeur d’université défend une position politique très controversée dans son cours : l’avortement est pire que le viol. Des étudiants le révèlent dans les médias, provoquant de nombreux remous.
- Google possède un nombre de données privées sur ses utilisateurs qu’aucun service secret de renseignement n’a jamais espéré posséder.
Qu’est qu’un argument moral ?
- Un argument est un processus par lequel on montre que si on accepte la validité d’une ou plusieurs propositions x (appelées prémisses), on doit aussi accepter la validité d’une proposition y (appelée conclusion).
- Un argument moral contient toujours 2 types de prémisses
- Empiriques: proposition(s) décrivant des faits existants ou possibles
- Normatives: proposition(s) exprimant des principes moraux, des considérations sur la manière dont il faudrait d’agir.
- Un argument moral a pour conclusion un jugement moral.
Voyez l’exemple proposé dans le tableau ci-dessous :
On peut examiner la validité d’un argument moral au niveau de
- la justesse des principes et leur importance respective (hiérarchie);
- la vérité des prémisses empiriques (à recours à l’analyse scientifique);
- la validité logique du raisonnement (la conclusion découle-t-elle logiquement des prémisses ?)
Quand vous vous penchez sur la validité logique du raisonnement, songez à la Loi de Hume (1711-1776): Il est logiquement impossible de tirer une conclusion normative à partir d’un ensemble de prémisses exclusivement descriptives. |
Exercice :
Analysez les exemples suivants et répondez à quatre questions :
- s’agit-il d’un argument moral ?
- êtes-vous en accord avec les principes moraux ?
- les prémisses empiriques vous semblent-elles plausibles ?
- le raisonnement est-il valide ?
- Beaucoup de gens sont attachés à leur identité nationale.
- Les migrations bouleversent les identités nationales.
- Il est donc important de limiter les migrations.
[Pas de prémisse normative.]
- Il faut limiter la dégradation de l’environnement.
- Les grosses entreprises contribuent à la dégradation de l’environnement.
- Il faut donc sensibiliser les entreprises à la protection de l’environnement.
[Argument moral correct. Pour bien faire, il faudrait rajouter une prémisse : « La sensibilisation à la protection de l’environnement est efficace ».]
- L’éducation publique doit transmettre des savoirs scientifiquement fondés.
- Albert Einstein et Stephen Hawking font partie des plus grands scientifiques du 20e siècle.
- Einstein et Hawking ne sont pas croyants.
- Il ne faudrait pas de cours de religion dans les écoles publiques.
[Argument moral, prémisses acceptables, mais la conclusion ne découle pas des prémisses puisque la prémisse 1 ne dit pas « L’éducation publique ne doit transmettre que des savoirs scientifiquement fondés. »]
Comme toute forme d’argumentation, l’argumentation morale n’échappe pas aux tentatives de manipulation. Persuader par des arguments revient en effet à exercer un pouvoir sur autrui. Une dimension de la formation à l’éthique consiste donc à s’exercer à l’auto-défense intellectuelle, en apprenant à détecter les erreurs de raisonnement ou paralogismes (raisonnements faux qui semblent valides).
Le livre de Normand Baillargeon, Petit cours d’auto-défense intellectuelle constitue une bonne introduction à ce thème, pleine d’exemples pouvant être mobilisés en classe.
En libre-accès, Richard Monvoisin et Stanislas Antczak ont réalisé un bref recueil de techniques d’argumentation manipulatives pour le site Cortecs, dédié à la pensée critique.
Une activité possible consiste à soumettre aux étudiant·es des exemples d’arguments moraux fallacieux (sur base du livre ou du recueil susmentionnés) et de leur demander d’identifier les erreurs de raisonnement. N’hésitez pas à glisser des raisonnements impeccables (ou que vous pensez impeccables) dans le tas, pour les obliger à se creuser les méninges.
Les relations d’un soir sont-elles immorales ? Introduction aux théories éthiques
La philosophe Melina Bell a écrit un article d’introduction à l’éthique qui esquisse les cadres théoriques du conséquentialisme, de la morale déontologique kantienne et de l’éthique des vertus, puis applique ces théories à la pratique du « hooking up » (terme quelque peu ambigu désignant les relations – sexuelles ou non – hors relation de couple formalisée) des étudiant·es universitaires. Ses étudiant·es ont eu des discussions « énergiques » semestre après semestre à propos de cet article, qui semble être une manière originale d’intéresser les étudiant·es à la réflexion éthique et de les introduire aux principales théories éthiques.
Voici le résumé de l’article, malheureusement uniquement disponible en anglais pour le moment :
Les étudiant·es universitaires sont parfois considéré·es comme des personnes aux mœurs légères, égoïstes et non éthiques, en raison de leurs relations libres et peu normées. Mais les aspects répréhensibles de ces relations ne sont pas liés à la promiscuité sexuelle. Les pratiques éthiques de la promiscuité peuvent être défendues dans le cadre du conséquentialisme de Mill, de la déontologie kantienne et de l’éthique des vertus aristotélicienne. Néanmoins, l’analyse éthique utilisant ces cadres révèle que les pratiques existantes sur les campus sont mal configurées pour promouvoir de bons résultats, le respect des personnes ou l’épanouissement humain. Le problème n’est pas la promiscuité sexuelle en elle-même, mais plutôt le fait que le pouvoir social sur le campus est injustement hiérarchisé et qu’il y a deux poids deux mesures en matière de sexualité.
Pour aller plus loin :
– James Rocha, The Ethics of Hooking Up: Casual Sex and Moral Philosophy on Campus, Routledge, 2019.
- Les expériences décrites ci-dessous sont tirées de Ruwen Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset, 2011. ↩︎
- Voir Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 2002 [1963]. ↩︎
- Adapté à partir de Lawrence M. Hinman, Ethics: A Pluralistic Approach to Moral Theory, Harcourt Brace & Company, 1998, p. 9. ↩︎
- Ceci peut initier une réflexion sur l’articulation entre émotions et jugements moraux. Est-ce souhaitable que nos émotions influencent nos jugements ? (L’empathie apparaît souvent comme moralement désirable, mais la xénophobie, par exemple, est un exemple de sentiment moralement problématique) Est-ce que l’on peut concevoir des jugements moraux indépendants des émotions ? Qu’est-ce que cela voudrait dire ? Est-ce que les émotions nous motivent juste à agir moralement, ou est-ce qu’elles nous apprennent des choses sur la moralité ? ↩︎
- Rawls John, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 2009 [1971], p. 56 ↩︎
- Voir Derek Parfit, On What Matters, Oxford University Press, 2011 (vol. 1-2). ↩︎
- Imaginer autant de travailleurs qu’il y a de participants à l’exercice. ↩︎
- Si vous le souhaitez, remplacez-le par Cristiano Ronaldo, Lionel Messi ou Kylian Mbappé, en ayant toutefois conscience du fait que ce simple choix devrait déjà lancer un débat parmi les étudiant·es ! ↩︎
- Les montants ont été adaptés par rapport au livre de Nozick, qui date de 1974. ↩︎
- Bien que l’État soit appelé à disparaître dans la société communiste imaginée par Marx. ↩︎
- Christophe Dejours parle également (sans se référer à ce cas particulier) de souffrance éthique au travail. Voir Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Points, 2009. ↩︎