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Éthique déontologique (ou éthique des devoirs)
L’éthique déontologique (qu’on appelle également éthique des devoirs ou déontologisme), affirme que nous devons baser nos actions sur des principes, des devoirs, ou encore des impératifs moraux. Par exemple : aider autrui quand il en a besoin ; ne pas mentir ; ne pas faire souffrir ; respecter ses promesses. Ce qui distingue cette approche du conséquentialisme, c’est que ces principes ou devoirs ne sont pas justifiés par leurs conséquences. Ils sont intrinsèquement moraux.
À l’heure actuelle, bon nombre de professions ont élaboré des codes de déontologie, faisant la liste des obligations qui s’imposent aux praticiens. Comme courant philosophique, cependant, le déontologisme ne se réduit pas à une injonction à respecter les codes. Il s’agit plutôt d’une réflexion sur ce que nous devrions reconnaître comme devoirs moraux au niveau individuel et collectif.
Le philosophe le plus célèbre associé à cette tradition éthique est Emmanuel Kant (1724-1804). D’après lui, nous devrions toujours agir selon un principe (ou une « maxime ») dont nous pourrions vouloir qu’il devienne un principe universel. Concrètement, si je mens à quelqu’un pour échapper à une sanction, je dois me demander : est-ce que je pourrais vouloir que le principe « mentir pour échapper à une sanction » devienne un principe ou un devoir universel ? La réponse, selon Kant, est négative, car cela voudrait dire que tout le monde pourrait systématiquement essayer de se dérober, ou cacher la vérité pour éviter d’être sanctionné, situation que nul ne souhaite vraiment.
Approfondissement
À y réfléchir, nous respectons pratiquement tou.te.s des grands principes d’action. Il y a aussi souvent des choses que nous refusons de faire « par principe ». La question qui se pose, c’est si ces principes doivent être absolus, c’est-à-dire s’ils doivent absolument être respectés en toutes circonstances. Pour revenir à Kant, il pensait que mentir ne pouvait jamais être moralement justifié. Or, on a parfois l’intuition qu’un mensonge peut être justifié en raison de ses conséquences. Par exemple, sous le nazisme, de nombreuses personnes ont caché des juifs et menti aux nazis afin de protéger ces juifs. Cela paraît être un exemple typique d’action morale. Pourtant, c’est contraire au devoir de dire la vérité.
La principale difficulté du déontologisme apparaît quand des devoirs sont en conflit. Ici, le devoir de sauver une vie innocente semble l’emporter aisément sur le devoir de dire la vérité. Mais dans d’autres cas, l’arbitrage est beaucoup plus difficile. Exemple : vous apprenez qu’un de vos amis trompe sa compagne, qui est aussi une amie. Il vous fait promettre de ne rien dire, mais vous ne voulez pas non plus qu’il continue de faire du tort à sa compagne. Vous être pris entre deux devoirs : le devoir de garder sa promesse et le devoir de ne pas se rendre complice d’un tort. Il est très difficile d’arbitrer entre des devoirs en conflit sans réfléchir aux conséquences de chaque action, à moins d’établir une stricte hiérarchie de tous les devoirs.
→ Voir notre activité Êtes-vous plutôt déontologiste ou conséquentialiste ?
Une manière de surmonter cette difficulté du déontologisme pur est d’accorder davantage d’attention aux conséquences, mais en posant une contrainte déontologique préalable. Dans l’éthique de la discussion de Habermas ou dans le contractualisme moral de Scanlon, par exemple, les normes doivent être établies en fonction de leurs conséquences attendues, mais la contrainte déontologique est que ces normes doivent être acceptables par toutes et tous, ce qui protège contre un aspect sacrificiel du conséquentialisme et empêche la fin de justifier tous les moyens.
Éthique conséquentialiste
Par contraste avec l’éthique des devoirs, l’éthique des conséquences, ou « conséquentialisme », se préoccupe uniquement des conséquences de nos actions, pas de leurs intentions. Nous devons choisir les actes qui auront les meilleures conséquences, c’est-à-dire qui contribueront le plus à l’amélioration de l’état du monde – cette amélioration pouvant être évaluée à partir de principes très divers. De ce point de vue, par exemple, mentir peut être justifié dans les cas où cela permet de sauver des vies ou, plus simplement, d’éviter un conflit.
L’exemple le plus connu de théorie éthique conséquentialiste est l’utilitarisme, courant de pensée né dans le monde anglo-saxon au 18e siècle et qui affirme qu’une action est bonne ou mauvaise en fonction de ses seules conséquences sur le bien-être (ou « utilité », à entendre dans ce sens particulier) des personnes concernées. Les utilitaristes divergent sur la définition la plus appropriée de l’utilité (plaisir, bien-être, bonheur, satisfaction des préférences, etc.), mais s’accordent sur un principe moral unique : maximiser l’utilité collective, chaque personne comptant de manière égale.
Il est toutefois possible de défendre d’autres valeurs que le bien-être d’un point de vue conséquentialiste : par exemple la liberté ou l’égalité. De ce point de vue, les actions moralement désirables sont celles qui contribuent à l’accroissement général de la liberté ou de l’égalité.
Approfondissement
Un reproche souvent adressé au conséquentialisme est son extrême exigence. C’est en effet une éthique qui demande beaucoup des individus, puisque tout ce qui peut améliorer le monde se transforme en obligation morale. En outre, c’est une éthique qui demande un calcul complexe. Si on la prenait à la lettre, cela voudrait dire qu’il faudrait, pour chacune de nos actions, réfléchir aux conséquences, puis faire la somme des conséquences positives et négatives pour l’ensemble des personnes qui sont affectées par notre action. En réponse à cette objection, le « conséquentialisme des règles » enjoint à se donner des règles d’action et à s’y tenir, mais ces règles ne sont justifiées que par les bonnes conséquences qui sont attendues de leur respect. Par exemple, si tout le monde se donnait pour règle de ne pas faire souffrir autrui, le monde s’en porterait sans doute mieux, même s’il existe peut-être des cas où faire souffrir autrui pourrait être justifié d’un point de vue conséquentialiste.
Un autre reproche, lié au premier, est que le conséquentialisme ne tient pas compte de nos attachements particuliers ou prérogatives personnelles en nous demandant de tout sacrifier à l’intérêt général. Le conséquentialisme pourrait par exemple justifier que nous travaillions pour la société jusqu’au bord de l’épuisement ou que nous sacrifiions nos proches pour le bien général. Or, certains estiment que nos projets personnels et nos relations affectives particulières contribuent à définir qui nous sommes et possèdent une dimension morale qui doit être respectée1. Toutefois, un conséquentialiste pourrait admettre qu’il vaut mieux, du point de vue des conséquences, vivre dans un monde où les gens prennent raisonnablement soin d’eux-mêmes et de leurs proches – sans pour autant négliger les autres.
Un dernier reproche vise le caractère contingent des droits individuels dans une perspective conséquentialiste. Si leur respect ne contribuait pas à rendre le monde meilleur, ils pourraient être sacrifiés. Or, pour les déontologistes, certains droits ont une valeur intrinsèque et absolue : il en va du respect des personnes. Par exemple, le respect de l’intégrité des personnes proscrirait de manière absolue la torture ou le sacrifice de vies humaines. Mais on peut aisément imaginer des situations dans lesquelles la torture d’une personne ou le sacrifice de certaines vies pourrait éviter certaines conséquences désastreuses. Ce qu’il convient alors de faire quand des intuitions morales incompatibles sont en conflit continue de diviser les philosophes moraux, même si nous voyons que des ponts peuvent être jetés entre déontologisme et conséquentialisme, notamment via le conséquentialisme des règles, qui pourrait enjoindre à respecter des droits fondamentaux en raison de leurs conséquences généralement positives.
→ Voir notre activité Êtes-vous plutôt déontologiste ou conséquentialiste ?
Éthique des vertus
On peut agir en fonction d’un devoir moral sans être une personne vertueuse. De même, on peut être l’auteur d’une action ayant des conséquences moralement désirables sans être vertueux. Pour les défenseurs de l’éthique des vertus, les qualités morales personnelles importent davantage que le respect de certains devoirs ou la recherche des meilleures conséquences possibles. Ils s’accordent en cela avec la plupart des sagesses antiques, qui mettaient bien davantage l’accent sur la vertu que les éthiques modernes2.
De manière générale, la vertu peut être définie comme la disposition à bien agir. Selon les théories, une diversité de qualités morales sont alors associées à cette disposition. Toutes s’accordent cependant sur le postulat selon lequel les individus possèdent un caractère relativement stable qui détermine leur façon d’agir dans une diversité de circonstances.
Cette perspective accorde une grande importance à l’éducation, censée façonner des caractères vertueux afin que les personnes agissent pour les bonnes raisons et de la bonne manière. Et pour Aristote comme pour beaucoup d’autres partisans de l’éthique des vertus, une vie vertueuse contribue à rendre heureux.
Approfondissement
Une série d’objections ont été adressées à l’éthique des vertus. Bon nombre concernent d’abord le postulat selon lequel les individus possèdent un caractère relativement stable qui détermine leur façon d’agir dans une diversité de circonstances. En effet, une série d’expériences de psychologie morale ont montré que la disposition à agir bien n’était généralement pas stable, mais variait beaucoup en fonction des circonstances (voir l’activité « La vertu est-elle une disposition stable ? »).
D’autres s’opposent au perfectionnisme de cette théorie morale, qui dit comment il faut se comporter pour vivre une vie bonne. Pour les libéraux, cela va à l’encontre du respect de la diversité des conceptions de la vie bonne.
Enfin, bien entendu, déontologistes et conséquentialistes s’accordent pour juger que ce sont les actes (et leurs motivations) qui importent, non le caractère des personnes. Or, l’éthique des vertus ne fournit pas de véritable guide à l’action. À cela, ses défenseurs peuvent répondre qu’un caractère vertueux rend plus plausible les actes moraux. Dans ce sens, cultiver la vertu, c’est motiver l’agir moral. Or, un reproche souvent adressé aux éthiques déontologistes et conséquentialistes est leur détachement des motivations réelles des personnes. De ce point de vue, on peut voir une certaine complémentarité entre éthiques de l’action et éthiques du caractère : les premières fournissent des principes moraux pour guider l’action tandis que les secondes cultivent une disposition à agir moralement.
Déontologie et éthique professionnelle
L’éthique des devoirs est souvent qualifiée de « déontologique ». La déontologie, en tant que science des devoirs, renvoie cependant aussi à l’éthique professionnelle, à savoir l’étude des normes de comportement spécifiques à une profession particulière. Ces normes sont relatives au bien particulier poursuivi par une profession – la justice pour la magistrature, la bonne santé pour la médecine, par exemple – et sont souvent (mais pas nécessairement) inscrites dans un code de déontologie. Les normes issues de codes de déontologie se distinguent des normes morales générales par le fait qu’elles ne s’appliquent aux personnes que dans le cadre de leur profession. Un certain nombre de professions sont par exemple tenues au secret professionnel. Ces professionnels ne sont cependant pas tenus de garder secret tout ce qui leur est révélé dans leur sphère privée. La déontologie possède donc ici un champ d’application restreint.
Une des fonctions des codes de déontologie est d’orienter les conduites individuelles lorsque surgissent des conflits entre les devoirs généraux de tout citoyen et les devoirs spécifiques liés à une profession. Par exemple, lorsqu’un avocat apprend que son client est un tueur en série et risque pourtant d’être innocenté.
Éthique de la responsabilité et éthique de la conviction
Une distinction a été proposée par Max Weber3 entre l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction. Du point de vue de l’éthique de la responsabilité, une personne qui prend une décision qui s’avère avoir des conséquences négatives peut être condamnée ou blâmée. Du point de vue de l’éthique de la conviction, par contre, si un acte a été commis par conviction, avec des intentions pures, et qu’il s’avère néanmoins avoir des conséquences négatives, son auteur n’est pas à blâmer.
Cette distinction s’apparente en partie avec l’opposition entre déontologisme et conséquentialisme. En effet, selon que l’on adopte une éthique de la conviction ou de la responsabilité, on accordera plus ou moins d’attention aux motifs ou aux conséquences possibles de nos actes. Du point de vue de l’éthique de la conviction, on peut certes agir en fonction de certaines conséquences, mais uniquement si les moyens d’action sont conformes à nos convictions. Du point de vue de l’éthique de la responsabilité, par contre, tous les moyens peuvent être bons pour obtenir les conséquences souhaitées.
Cela s’apparente également à une distinction proposée par Philip Pettit entre le fait d’honorer et de promouvoir une valeur4. L’éthique de la responsabilité et le conséquentialisme nous invitent à promouvoir certaines valeurs, par tous les moyens nécessaires. L’éthique de la conviction et le déontologisme nous invitent à honorer ces valeurs, en les incarnant. Dans le premier cas, on pourrait par exemple accepter de promouvoir l’égalité par une procédure de décision inégalitaire ; pas dans le second.
Aux yeux de Weber, ces deux éthiques ne sont cependant pas exclusives l’une de l’autre, mais complémentaires. Ainsi affirme-t-il avec une certaine ironie qu’il « n’existe tout compte fait que deux sortes de péchés mortels en politique : ne défendre aucune cause et n’avoir pas le sentiment de sa responsabilité »5.
Faiblesse de volonté
La faiblesse de volonté, ou akrasie (« manque de contrôle [de soi] » en grec) désigne les situations ou une personne agit de manière contraire à ce qu’elle sait qu’elle devrait faire et qu’elle capable de faire. De manière analytique, le phénomène se décompose comme suit :
- L’agent a des raisons de faire X.
- L’agent a des raisons de faire Y.
- Au moment même de l’action, l’agent juge que les raisons en faveur de X sont plus fortes que les raisons en faveur de Y.
- L’agent fait Y.6
Socrate jugeait qu’il s’agissait d’un paradoxe impossible, que personne ne pouvait agir de manière délibérée en opposition avec ce qu’il/elle jugeait la meilleure chose à faire. Jon Elster, pour sa part, suggère qu’aucune démonstration ne permet d’affirmer avec certitude l’existence d’un phénomène tel que l’akrasie synchronique. En effet, il paraît impossible de prouver qu’il n’y a pas eu changement de préférence, ne fût-ce qu’un millième de seconde avant l’action7. Dès lors, Elster suggère d’adopter une définition plus large, qui découple le moment du jugement de celui de l’action : dans un moment calme et tranquille, l’agent juge que les raisons en faveur de X sont plus fortes que les raisons en faveur de Y, mais il fait néanmoins Y.
Il est probable qu’au moment de passer à l’acte, nous opérions un renversement de préférences, qui tolère l’action qu’on s’interdisait auparavant, avant de rétablir, une fois l’acte commis, l’ancien classement de préférences. L’action n’est donc pas irrationnelle d’un point de vue synchronique, puisqu’on continue d’agir en fonction de raisons. Par contre, elle peut l’être d’un point de vue diachronique, si l’agent sait qu’il s’expose à des conséquences qu’il ne souhaite pourtant pas, dans les moments calmes et tranquilles.
Approfondissement
La faiblesse de volonté apparaît comme une réaction quasi universelle face à une situation complexe d’altération, par les circonstances, d’un jugement bien pesé. Ce qu’il faut écarter, selon Elster, c’est l’idée que les individus faisant preuve de faiblesse de volonté seraient simplement dotés d’un caractère faible, incapables en toutes occasions d’agir selon leur volonté. Ce ne sont en effet pas toujours les mêmes personnes qui sont victimes de cette faiblesse. Tout dépendrait plutôt des situations particulières de l’action8.
Par contre, quand le jugement sur l’action à réaliser est un jugement moral, ou quand l’agent a conscience de ce qu’il devrait faire, idéalement, mais n’a pas vraiment envie de le faire, le phénomène est différent. Ainsi G. A. Cohen suggère-t-il de bien distinguer conceptuellement la faiblesse de volonté de la faiblesse morale, qui pourrait être définie comme un manque de motivation à aligner ses comportements quotidiens sur ses convictions bien pesées. En effet, affirme Cohen, « il n’est pas nécessaire que votre volonté soit faible pour être mauvaise, selon votre propre jugement. [L]a faiblesse de la volonté […] est une excuse courante, et souvent fausse, pour la faiblesse morale »9.
Contractualisme moral
Le contractualisme moral est un cadre de réflexion sur ce que nous nous devons les un.es aux autres qui a été développé par T. M. Scanlon dans le sillage des travaux de John Rawls10. L’idée fondamentale est que le critère de la validité morale d’une action est sa justifiabilité interpersonnelle : elle doit reposer sur un principe qu’aucune des personnes concernées ne puisse raisonnablement rejeter.
Dès lors, pour déterminer comment nous devons agir vis-à-vis d’autres personnes, nous devons d’abord tâcher d’imaginer les objections qui pourraient nous être adressées à partir d’une diversité de points de vue. Il s’agit ici de combattre nos propres biais, et d’accorder aux intérêts des autres autant d’importance qu’aux nôtres. Ensuite, nous devons évaluer si ces objections sont raisonnables, c’est-à-dire si les personnes susceptibles de les exprimer sont également motivées par un désir d’accord raisonnable et n’accordent pas à leurs intérêts plus de poids qu’à ceux des autres.
Prenons un exemple concret : la répartition des revenus au sein d’une petite entreprise coopérative. Une première proposition consiste à offrir un salaire horaire égal à chaque membre. Une personne jugeant que ses tâches au sein de l’entreprise sont plus pénibles que celles d’autres membres pourrait raisonnablement rejeter cette proposition. Non pas simplement parce qu’elle souhaite être payée davantage et accorde plus d’importance à ses propres intérêts, mais parce qu’elle pense que toutes les personnes dans sa situation peuvent légitimement demander une forme de compensation salariale pour la pénibilité de leurs tâches. Les autres peuvent-ils raisonnablement rejeter une telle compensation ? Sans doute pas s’ils ont le choix eux-mêmes entre une charge de travail plus pénible mais mieux payée et une moins pénible et moins payée. Il semble donc plus juste d’opter pour un principe de distribution des salaires tenant compte de la pénibilité des tâches. (D’autres objections raisonnables à la distribution des revenus en fonction de la pénibilité peuvent sans doute être imaginées, mais ceci suffit à illustrer rapidement la méthode de réflexion sur ce que nous nous devons les un.es aux autres.)
Le contractualisme moral accorde de l’importance aux conséquences de nos actions. Il se distingue toutefois, de deux manières au moins, de l’utilitarisme ou du conséquentialisme pur. Premièrement, la réflexion sur les conséquences de différents principes d’action possibles ne porte pas uniquement sur les niveaux de bien-être des personnes affectées. Les objections peuvent se baser sur d’autres aspects, comme les besoins d’une personne ou son souhait d’être traitée de façon équitable. Deuxièmement, ce ne sont pas des considérations impersonnelles comme le bien-être total ou moyen qui comptent, mais des considérations personnelles (dans l’exemple ci-dessus, une charge excessive pesant sur certaines personnes). De ce fait, les intérêts d’une personne ne peuvent être simplement sacrifiés pour le bien-être collectif (valeur impersonnelle). La question du nombre de personnes affectées par une action peut être pertinente dans certains cas11, mais ne l’est pas nécessairement. Qui plus est, en raison de sa nature relationnelle, le contractualisme ne se focalise pas exclusivement sur les conséquences de différents actes ; il tient également compte des moyens utilisés et de la manière dont nous nous traitons les uns les autres.
Assez proche dans l’esprit de l’éthique de la discussion de Habermas, le contractualisme moral de Scanlon s’en distingue néanmoins du fait qu’il n’est pas nécessaire, pour Scanlon, de s’entendre effectivement avec autrui sur les normes d’action que l’on tient pour valides. Chacun doit faire individuellement l’exercice de se demander ce que les autres pourraient raisonnablement rejeter (qu’ils le rejettent effectivement ou pas). Il admet néanmoins avec Habermas que des discussions réelles sont le meilleur moyen de s’assurer qu’on ne déforme pas le point de vue d’autrui et que le nôtre n’est pas biaisé. (Voir What We Owe to Each Other, p. 190-191 et 393-395.) On peut voir les deux approches comme complémentaires si l’on considère avec Habermas qu’idéalement les normes devraient faire l’objet d’une discussion réelle entre toutes les personnes affectées, mais que puisque ce n’est pas toujours possible, il est nécessaire que chaque personne se donne des règles d’action provisoires en anticipant les objections raisonnables qui pourraient être formulées par d’autres. C’est ce que permet l’approche de Scanlon.
Pour aller plus loin : Victor Mardellat, « Le contractualisme moral de Thomas Scanlon », Politika, 2017.
Idée d'activité : What We Owe to Each Other deScanlon est mentionné à plusieurs reprises dans la série télévisée américaine The Good Place (épisodes 6 et 12, notamment, et c'est le livre dans lequel Eleanor note une information essentielle à la toute fin de la première saison). Le traitement qui en est fait est d'abord très superficiel, mais gagne en intérêt au fil de la série. Dans le dernier épisode de la 2e saison, il y a une discussion intéressante entre Eleanor et Michael, où il lui dit que ce qui compte n'est pas tant ce qu'on gagne à faire le bien - la vraie question c'est ce qu'on se doit les uns aux autres. Par ailleurs, si les étudiant.es connaissent la série, cela peut être une manière de susciter leur intérêt pour cette théorie morale (comme pour d'autres d'ailleurs, puisqu'on y parle aussi de Kant, de l'utilitarisme et du
dilemme du tramway).
Éthique de la discusssion
La « théorie discursive de la morale », plus communément appelée « éthique de la discussion »12, développée par Jürgen Habermas dans le sillage de Karl-Otto Apel, est une forme de procéduralisme. Cela signifie qu’elle ne nous offre pas d’outils pour juger directement le contenu d’une norme ou d’une action, mais qu’elle cherche à déterminer sous quelles conditions – c’est-à-dire suivant quelles procédures – une norme morale valide pourrait être produite. Cette approche exprime une forme de modestie de la part du philosophe : celui-ci n’aurait pas à formuler des principes permettant de discriminer entre le juste et l’injuste, mais uniquement à déterminer comment des individus réels faisant face à des problèmes concrets pourraient résoudre leurs conflits en construisant des normes qu’eux-mêmes jugent moralement « valides »13.
C’est à travers son fameux principe d’universalisation « (U) » que Habermas spécifie les caractéristiques qu’une norme doit rencontrer pour être valide d’un point de vue moral. Ce principe (U) affirme qu’une norme morale n’est valide que « si les conséquences et les effets secondaires qui, de manière prévisible, résultent de son observation universelle dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptées sans contrainte par toutes les personnes concernées. »14
Approfondissement
Prenons ce principe à rebrousse-poil afin de mieux le comprendre. Tout d’abord, une norme doit pouvoir être acceptée sans contrainte par toutes les personnes concernées. Il n’y a donc a priori pas d’« experts » de la morale, puisque ce ne sont que les personnes affectées par l’application d’une norme qui peuvent légitimement en évaluer la validité. Mais comment nous assurer que les personnes affectées jugent la norme de façon « raisonnable » ? Comment éviter, par exemple, que celles-ci soient manipulées ou qu’elles ne prennent en considération que leurs intérêts propres ? Seul, l’assentiment de toutes les personnes concernées ne semble pas suffire à produire une norme proprement « morale ». C’est pour cette raison que Habermas a développé une théorie discursive de la morale : selon lui, c’est via la discussion pratique que des normes doivent être établies. Une telle discussion est, idéalement15, caractérisée par la publicité d’accès, l’égalité de participation, la sincérité des participants et l’absence de contraintes16. Des personnes libres et égales échangent des arguments pour défendre ou rejeter la validité d’une norme en ne se soumettant qu’à la « force du meilleur argument »17. Aucune contrainte de statut, de moyens, de compétences, etc. ne devrait déterminer le résultat de la discussion. C’est une première manière pour garantir la rationalité et l’impartialité des normes produites.
Ensuite, la norme doit être évaluée quant à sa capacité à « satisfaire les intérêts de tout un chacun ». Un dialogue de sourd entre personnes attachées à leurs intérêts individuels ne peut produire de normes valides. Les participants à la discussion doivent se demander si chaque autre personne affectée, depuis sa perspective propre, pourrait considérer que la norme satisfait ses intérêts. Il est dès lors capital que les participants « décloisonnent leurs perspectives », c’est-à-dire se mettent à la place d’autrui et affinent leurs propres compréhensions d’eux-mêmes et de la situation après avoir appris de l’expérience des autres participants. C’est sur base de cette compréhension élargie qu’ils pourront alors évaluer si la norme rencontre leurs intérêts, valeurs et désirs – ainsi que ceux de toutes les personnes affectées. C’est une seconde manière de garantir l’impartialité des normes produites.
Troisièmement, c’est bien à l’aune des « conséquences et effets secondaires » prévisibles de la norme que celle-ci sera évaluée. Comme dans le contractualisme moral de Scanlon, la théorie discursive de la morale est sensible aux conséquences de l’application des normes, sans pour autant examiner ces conséquences à la seule lumière des niveaux de bien-être ou d’autres considérations impersonnelles comme chez les utilitaristes. Toutefois, il faut souligner qu’il s’agit des conséquences prévisibles de la norme discutée. Cette clause a deux implications importantes. D’une part, les discussions visant à fonder une norme devront être complétées par des discussions d’application, cherchant à déterminer quelle(s) norme(s) doi(ven)t s’appliquer dans telle ou telle situation. On n’attend pas des participants discutant sur la validité d’une norme qu’ils prévoient à l’avance toutes les applications possibles d’une norme. D’autre part, la norme fondée est faillible : la discussion de fondation de la norme se situe dans un contexte donné à un moment donné ; les circonstances peuvent évoluer, tout comme les désirs et intérêts des personnes affectées ; cette évolution peut rendre caduque une norme auparavant valide.
Enfin, la norme est évaluée en tant que norme universelle. Cela ne signifie pas qu’elle s’applique à l’entièreté de l’humanité ou dans tous les cas, mais qu’elle prend une forme universelle : elle « s’impose dans toute situation où elle est censée s’appliquer en vertu de son contenu »18. Par exemple, la norme « un parent doit donner à ses enfants une éducation leur permettant de devenir des adultes » est une règle spécifique et universelle. Elle ne s’adresse qu’à une certaine catégorie de personnes – les parents –, dans une situation particulière – leur relation avec leurs enfants mineurs –, mais doit toujours s’appliquer dans ces cas-là19.
Pour résumer, une norme peut prétendre à la validité (jusqu’à preuve du contraire) si ses conséquences prévisibles peuvent être acceptées par toutes les personnes qui en seront affectées, à condition que ces personnes formulent leurs jugements sur base d’une compréhension élargie d’eux-mêmes et des autres construite grâce à la participation à une discussion pratique idéale.
Idée d’activité : Proposer aux étudiant·es de se mettre en groupes de 5 et désigner un·e facilitateur·trice par groupe. Leur demander de s’approprier les exigences de discussion morale développées par Habermas (sur base de la description ci-dessus) et de les traduire en règles au respect desquelles veillera le facilitateur ou la facilitatrice. Demander ensuite au groupe d’établir une norme régulant un élément de leur vie, quelque chose les affectant directement. Par exemple, une norme concernant le partage des notes de cours, ou encore les frais d’inscription à l’université. Confronter ensuite les normes établies par chaque groupe. Discuter ensemble des difficultés communicationnelles rencontrées et des changements de perspectives qui ont eu lieu, ou pas, au cours de la discussion.
- Voir Bernard Williams, La fortune morale : Moralité et autres essais, Paris, PUF, 1994. ↩︎
- Voir Alasdair MacIntyre, Après la vertu, Paris, PUF, 2006. ↩︎
- Max Weber, Le savant et le politique, Paris, 10/18, 2002. ↩︎
- Philip Pettit, « Conséquentialisme et psychologie morale », Revue de métaphysique et de morale, no 2, 1994, p. 222-243. ↩︎
- Max Weber, Le savant et le politique, Union Générale d’Editions, 1963, p. 197. ↩︎
- Jon Elster, Agir contre soi. La faiblesse de volonté, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 18. ↩︎
- Ibid., p. 21. ↩︎
- Ibid., p. 47-49. ↩︎
- Gerald Allan Cohen, Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ?, Paris, Hermann, 2010, p. 317. ↩︎
- Voir T. M. Scanlon, « Contractualism and Utilitarianism », dans Ethical Theory: An Anthology, Russ Shafer-Landau (dir.), John Wiley & Sons, 2013, ainsi que T. M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Harvard University Press, 1998. ↩︎
- Par exemple quand nous avons le choix entre sauver une ou deux personnes et aucune raison autre que le nombre de vies à sauver de préférer une option à l’autre. ↩︎
- Habermas a toutefois lui-même souligné l’imprécision d’une telle appellation, compte tenu du fait que sa théorie vise avant tout à expliciter le « point de vue moral », qu’il distingue du point de vue éthique. Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, 1992, p. 11. ↩︎
- Ibid., p. 31, 115. ↩︎
- Ibid., p. 34. Voir aussi Jürgen Habermas, Morale et Communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Paris, Cerf, 1986, p. 86-87. ↩︎
- Habermas reconnaît l’impossibilité de réaliser une telle situation idéale de communication. ↩︎
- Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, op.cit., p. 122-123, 146. Habermas tire ces conditions des « présupposés pragmatiques de la discussion », c’est-à-dire des idéalisations que nous faisons lorsque nous discutons ensemble en vue de déterminer ce qu’est le « vrai » sur une question spécifique. ↩︎
- Ibid., p. 19. ↩︎
- Hervé Pourtois, Justice et démocratie délibérative. Le libéralisme politique de John Rawls et l’éthique de la discussion de Jürgen Habermas en perspective, Thèse de doctorat, Université Catholique de Louvain, 1995, p. 126, note n° 14. ↩︎
- Ibid. ↩︎